jeudi 27 décembre 2007

Manouches en sous-sol


Première répétition sur les voies de la ligne B, dans la station de métro Carlos Pellegrini, entre Diagonal Norte et Lavalle. Carlos et Lisandro ont déjà entamé un Sweet Georgia Brown assez lent que je ne peux malheureusement pas rattraper, mais je m'installe sur un demi tabouret en bois qui trône sous une arche dégoulinante. Nous enchaînons avec Cesar Swing (un peu hésitant), et une chanteuse nous rejoint par le train suivant pour une version de All of me dont je crois que, sur le moment, tout le monde s'est senti assez fier. Le violoniste lance ensuite un morceau dont je ne connais ni le nom ni l'enchaînement, j'en profite pour allumer une cigarette et mesurer l'amplitude de la fournaise; des bouffées d'air bouillant et putride remontent les tunnels et accèdent aux voies, j'aperçois mes compagnons dans une nappe de vapeur flottante et il est évident que si le public est aussi intermittent et transitoire, ce n'est pas seulement à cause de l'empressement quotidien (ni, a fortiori, à cause de nos talents, relativement hypothéqués dans cette bouche du diable). Djangology me tire de mes rêveries, je me débats avec mes arpèges habituels et tente de donner le meilleur de moi-même sur le dernier thème, à l'approche d'un train bondé qui, je l'espère, sera le dernier. Une répétition est une répétition. Même en public. Il n'y a pas de raison d'y mouiller sa dernière chemise.

samedi 22 décembre 2007

money & mitre


Réveil aux premières heures du matin par une reprise à coing de Money, dans une interprétation qui, avec tout mon respect, tient plus d'une répétition de la fanfare du cirque Knie sur le déclin que d'une expérience psychotique. Angoisse du samedi: quelques achats à faire sur le bord d'une avenue marchande; l'empressement des fêtes que personne n'évite; un rendez-vous dans un quartier éloigné et rupin, une sorte de Carouge qui aurait mené à bien sa laborieuse ascension vers l'eldorado du quartier branché. Rendez-vous manqué, ou plutôt, absurdement circonstanciel: A. me parle la couleur des murs de la cuisine de son nouvel appartement, du dernier livre de M. Ayra qu'il faut m'empresser d'acheter, de ses bottines, de son salaire, de l'actualité théâtrale. Je ne sais pas endiguer ce catalogue envahissant de fin d'année, je ne sais pas parler à A., je finis par regarder la décoration du bar. Charmante.
Je n'ai pas d'argent avec moi, A. m'invite, me tend un chewing-gum et me plante au milieu du trottoir pour rejoindre un autre rendez-vous. Je pense à Bresson, ou plutôt non, je pense à Bartolomé Mitre que la caissière du métro me rend avec quelques piecettes, Mitre qu'elle me rend atrocement mutilé, marqué d'un "traidor" sur le front, comme s'il s'agissait d'un bagnard ou d'un pestiféré ou d'un criminel, je pense à l'honneur souillé de ce pauvre Mitre et à la collection de rendez-vous de A., je pense à l'odeur de Mitre, au Noël de A., aux pauvres Pink Floyd déshonorés par la fanfare du cirque Knie, je pense à mes poches qui sont vides, à mes retrouvailles avec A., à son départ, à A., à la caissière qui m'a livré Mitre dans cet état et au moribond étendu sur le sol du métro, au moribond qui, littéralement, rend l'âme à quelques mètres de moi, de nous tous, dans une flaque de vin en brique. Puis je pense à nouveau à Noël. Qui trahit? Qui a trahi?

mercredi 19 décembre 2007

Tout le monde l'appelle Cristina


"Si el nombre es arquetipo de la cosa, será Cristina nomás. El vocativo se impone por goleada en los medios gráficos, ni qué hablar en los electrónicos, tanto como en la jerga cotidiana. […] La lógica mediática impone sus reglas: “Cristina” es más breve que sus apellidos, más personal y menos artificial que “CFK”, sigla útil para ahorrar caracteres en los títulos. Quienes atisban en ese modo de nombrar un sesgo machista o una diferencia con la eminencia atribuida a los varones se tendrán que ir apañando."
Mario Wainfeld, à propos de la dénomination de la nouvelle présidente de la République Fédérale Argentine, Cristina Fernandez de Kirchner, Pagina/12, 16.12.07

lundi 17 décembre 2007

Lumière

À l'écart du trafic et du couinement des autobus cahotant et, a fortiori, des publicités pour le shampoing Dove et consorts, les rues qui cernent la Plaza del Congreso semblent vouées à une sieste ancestrale. Je viens d'acheter une lampe de chevet bien oxydée comme il faut et pénètre dans un quicaillerie pour la compléter d'une ampoule ordinaire. Je choisis au fond du présentoir le modèle Alic Iluminacion Clara 60 W et, par paresse, dévisage le quicaillier avec la plus parfaite apathie. Nous parlons un peu, assez bas parce qu'il fait chaud, et il m'apprend avec un sérieux inébranlable que l'amitié entre David Hume et Jean-Jaques Rousseau (qui est genevois, lui dis-je, ce qui n'a pas l'air de l'étonner) a connu des hauts et des bas, surtout vers la fin, lorsqu'ils ont entrepris dans leur correspondance une polémique rageuse et ambigue concernant (pour être concis) la "véritable identité de David Hume", ce qui fait bien sûr directement référence au penchant sexuel du philosophe, qui était homosexuel mais pas seulement (et là le quincailler n'a pas su clarifier la complexité de son analyse ). Sur ce un homme en salopette transportant un arrosoir en tôle est entré dans le local et j'ai pu prendre congé des deux hommes, retrouvant la rue et les quelques figuiers nains qui parsèment le trottoir.
J'ai installé ma lampe de chevet, qui fonctionne. Présage de lentes soirées lecture.

vendredi 14 décembre 2007

Vesuvio

Promenade parmi les cafés du centre de Buenos Aires: bar Celta, Liber café, La Giralda (haut lieu du jubilé pour certains serveurs, guzanos et poussière du début du siècle), el Cruzat, el Vesuvio: bistro cultural (ce qui en dit long sur sa programmation; on me dit pourtant, alors que j'arpente la scène en sifflotant une valse, que l'on cherche à faire venir des musiciens manouches. A bon entendeur). Le dernier café, El Bartolomeo, dans lequel je parviens déjà bien entamé aux abords de la nuit, accueille une famille de musiciens flamencos qui bataillent avec la sono et une paire de danseuses fanées. Gero n'a pas le temps de m'avertir de l'arrivée des vrais gitans que déjà un homme en complet marin se précipite sur l'une des danseuses pour, je suppose, lui conter fleurette. Evidemment, la réaction du mari (le chanteur) ne se fait pas attendre, de manière un peu confuse le marin s'offusque, il se fait néammoins brusquement ejecter de la scène par le chanteur, qui suit l'envol de son rival à travers la salle et les tables qui soudain se vident de leurs occupant. A peine remis sur pied, le marin (qui, me dit Gero, est en réalité un gitan, un vrai), se munit d'une chaise et d'un bon rugissement que de concert il expedie vers son opposant (soit dit en passant, le marin n'a pas la moindre chance). Après un potlatch viril, une nuée de coups et une série de commentaires stupéfaits de la part des spectateurs qui (comble de l'ingénuité) sont surpris par tant de violence, le marin gitan est expulsé à coups de poing du bar dans un bruit d'éclats de verres, de cris, de puto! bien sentis.
Puis, c'est le gouffre, il est tard, nous serons bientôt tous dans l'état du marin gitan.

jeudi 13 décembre 2007

Une caméra en amazonie

La bibliothèque de l'appartement de la rue Mexico est à moitié sous-verre, et surtout poussiéreuse. Je peux fumer sur le balcon, c'est déjà quelque chose. De l'autre côté de la rue, à la même hauteur, il y a un cabinet de gynécologie. Ou tout du moins une cliente, qui me remarque rapidement et le mentionne à son protecteur distrait; je tourne la tête, fait mine de lire un vieil exemplaire des récits d'un aventurier allemand. Le livre a été acheté à Rio de Janeiro dans les années 60, il manque la première page mais les reproductions sont de bonne qualité. Je me plonge dans une lecture ahurie.
En face, le gynécologue a tiré les rideaux.

"Qui ne sort jamais, jamais ne rentre chez lui".
Franz Eichhorn, Aventures d'une caméra en Amazonie, 1954